III
Elle avait dû dormir, mais n’en eut pas conscience, sinon rétrospectivement.
La lueur d’avant l’aube transformait sous ses yeux la fenêtre en rectangle gris. Cendres gémit. La transpiration rendait ses paumes froides. Les draps du lit sentaient le renfermé. En déplaçant son épaule, elle sentit de la laine contre sa joue et s’aperçut qu’elle était encore tout habillée. Quelqu’un avait délacé ses aiguillettes, pour desserrer ses vêtements. Des pointes de douleur plongeaient dans son crâne à chaque inspiration qu’elle prenait, au plus petit mouvement de son corps.
« Je dois aller mieux, j’ai mal.
— Hein ? » Une ombre se dressa et se pencha sur elle. L’aube glacée éclaira Florian del Guiz. « Tu as dit quelque chose ?
— J’ai dit : je dois aller mieux, parce que je commence à avoir mal. » Cendres constata qu’elle semblait essoufflée. Florian lui porta à la bouche le bol familier. Elle but, en en renversant la moitié sur les draps jaunes.
Un bruit insolite se mua, quand elle le reconnut, en un grattement à la porte de la chambre de malade. Avant que Florian puisse se lever de la place qu’elle occupait à ses côtés, la porte s’ouvrit et on entra, en portant une lanterne sourde en fer. Cendres détourna la tête de la lumière qui la poignardait. Elle serra les dents pour retenir son souffle quand le mouvement se répercuta sous son crâne. Avec précautions, elle souleva à peine les paupières pour scruter le seuil.
« Oh, c’est toi, marmonna Cendres en reconnaissant le nouveau venu. Je ne vois pas de quoi la sœur se plaignait – ce putain de couvent est rempli d’hommes.
— Je suis un prêtre, mon enfant, protesta Godfrey Maximillian d’un ton doux.
— Bon Dieu, je vais si mal que ça ?
— Plus maintenant. » La main de Florian pesa sur son épaule. Cendres se retint de pousser un cri. La chirurgienne ajouta : « Tu en as trop fait, hier. Ça ne se reproduira pas aujourd’hui. C’est le long passage ennuyeux. Celui qui ne te plaît jamais. Celui où la patronne essaie de se lever avant l’heure. Tu te souviens ?
— Ouais. Je me souviens. » Cendres sourit brièvement, en surprenant le sourire de la grande femme aux cheveux d’or. « Mais je m’ennuie. »
La chirurgienne étrécit les yeux en regardant Cendres. L’expression qui passa sur son visage, soupçonna Cendres, signifiait que, sans son état de santé actuel, elle aurait reçu une bonne claque sur le crâne. Peut-être que je ne vais pas très bien, finalement.
« Je t’ai amené de la visite », annonça Godfrey. La chirurgienne le foudroya du regard, et le prêtre leva une main aux doigts épais, en signe de reproche : « Je sais ce que je fais. Il lui tarde de rencontrer Cendres, elle doit quitter le couvent ce matin pour poursuivre sa route. Je lui ai dit qu’elle pouvait venir s’entretenir quelques minutes avec le capitaine. »
Florian conserva une expression sceptique tandis qu’ils argumentaient par-dessus le lit de Cendres. La lumière croissante détachait leurs visages de la pénombre : le grand gaillard barbu et l’homme laconique qui était une femme. Cendres, étendue, écoutait.
« Je suis toujours la même personne, moi aussi, Fl… mon enfant, protesta Godfrey Maximillian. Il fut un temps où tu me créditais d’un certain talent dans mon art.
— Faire le prêtre n’est pas un art, bougonna la chirurgienne, c’est une escroquerie perpétrée à l’encontre des crédules. Bon, très bien. Fais entrer ta visiteuse, Godfrey. »
Cendres ne fit aucune tentative pour s’asseoir dans le lit. Florian déposa la lanterne sourde sur le parquet, où sa lumière serait moins crue. Un merle siffla sa chanson dans le vide devant la fenêtre. Un autre oiseau lança un appel – une grive, un pinson ; et, en l’espace de trois ou quatre battements de cœur, l’aube résonna d’une cacophonie de chants d’oiseaux. La tête de Cendres palpitait.
« Saloperies d’oiseaux, avec leurs piaillements ! se plaignit-elle.
— Capitana », dit une claire voix de femme. Cendres reconnut le bruit de quelqu’un qui se déplaçait en armure : l’entrechoquement des plaques de métal, les cliquetis de la maille.
Cendres leva les yeux et vit près du lit une femme d’environ trente-cinq ans. Elle portait un blanc harnois de style milanais, avec, pendue à sa taille, une épée au pommeau en forme de roue et, pour casque, une barbute italienne serrée sous son bras. D’elle émanait une impression d’autorité considérable.
« Asseyez-vous. » Cendres déglutit pour se dégager la bouche.
« Je m’appelle Onorata Rodiani[79], Capitana. Votre prêtre me dit que je ne dois pas vous fatiguer. » La femme se dépouilla de ses gantelets pour tirer le siège vers l’autre côté du lit. Le petit doigt et l’annulaire de sa main droite étaient tordus, tous deux brisés et ressoudés à de multiples reprises.
Elle s’assit sur le siège et s’attacha à se tenir droite, penchant la tête hors de sa bavière de façon à pouvoir tourner le menton et vérifier si son fourreau frottait contre le mur de la cellule derrière elle. Assurée du contraire, elle se tourna de nouveau, en souriant. « Je ne laisse jamais passer la chance de rencontrer une autre guerrière.
— Rodiani ? » Cendres plissa les yeux pour échapper aux pulsations de son cuir chevelu. « J’ai entendu parler de vous. Vous venez de Castelleone. Vous étiez peintre, non ? »
La femme amena la main contre son visage. Il fallut une seconde à Cendres pour remarquer que Rodiani se plaçait la main en pavillon autour de l’oreille, et pour comprendre qu’il fallait parler plus fort. Le côté du visage de la femme était piqueté de noir par des impacts de poudre. Rendue sourde par les détonations.
« Peintre ? répéta Cendres.
— Avant de devenir mercenaire. » Les dents blanches de la femme tranchèrent sur la pénombre quand elle sourit largement. « J’étais peintre lorsque j’ai tué mon premier homme. À Crémone – je peignais une fresque du Tyran, à l’époque. Un violeur mal venu. J’ai décidé que je préférais la bagarre à la peinture. »
Cendres sourit, en reconnaissant une histoire destinée au public quand elle en entendait une. Ça ne se passe pas si facilement. Les cheveux noirs et défaits de la femme seraient d’un noir parfait à la lumière du jour. Les lignes de son visage hâlé promettaient de la rondeur, dans sa vieillesse. Si elle y parvient, se dit Cendres, et elle tendit ses mains en les sortant de sous les draps. « Je peux regarder ça ?
— Oui. » Onorata lui fit passer sa barbute.
Cendres saisit cette masse, la traction sur ses muscles projetant dans sa tête des traits de douleur, et elle déposa le casque sur l’oreiller à côté d’elle. Elle tritura la sangle, les rivets et la doublure du casque d’un doigt curieux et fit courir le charnu de ses doigts sur l’ouverture en T. « Vous aimez les barbutes ? Je n’arrive jamais à rien voir, dans ces saloperies ! Je note que vous avez choisi des rivets à tête en rose, également. »
Le pouce gauche de la femme caressait le disque sur le pommeau de son épée. « J’aime les rivets de bronze, sur un casque. Polis, ils brillent bien. »
Cendres fit rouler le casque vers elle pour le lui rendre. « Et les canons d’avant-bras milanais ? J’ai toujours utilisé des protections de bras germaniques.
— Vous aimez les armures gothiques ?
— Je peux disposer d’une liberté plus grande, avec leurs canons d’avant-bras. Quant au reste, avec toutes leurs cannelures et ciselures – non. C’est de l’armure fantaisie. »
Le bruit de quelqu’un qui s’esclaffait émana du seuil de la chambre, où Florian et Godfrey debout discutaient à mi-voix. Cendres les foudroya du regard.
« Bon. Vous voulez voir mon épée ? proposa Onorata Rodiani. J’aimerais pouvoir également vous montrer mon cheval de combat, mais je dois partir ce matin pour la guerre qui va éclater en France. Tenez. »
La femme se leva et tira son arme. Le bruit de l’acier aiguisé glissant sur le beau bois qui garnit l’intérieur d’un fourreau d’épée amena Cendres sur ses coudes. Elle lutta pour remonter son dos contre l’oreiller, s’assit enfin et tendit la main pour attraper la poignée. Elle ignora la douleur qui lui mettait les larmes aux yeux.
La France ? se dit Cendres. Oui. Les Wisigoths ont plus d’hommes et de matériel que je n’en ai jamais vu ; ils ne s’arrêteront pas à leur position actuelle. Après les Suisses et les provinces allemandes…, la France n’est pas une mauvaise hypothèse.
La Faris est équipée pour livrer une croisade totale.
« Alors, de combien de lances disposez-vous ? » Cendres mania l’épée au pommeau en roue. La lame, longue de quatre-vingt-dix centimètres, large à la poignée et s’effilant jusqu’à une extrémité pointue, glissa dans l’air comme de l’huile sur les eaux. Une lame vivante : cette sensation valait chaque élancement sous son crâne. « Nom de Dieu, la bonne épée !
— Vingt lances », répondit la femme, et elle ajouta : « N’est-ce pas ?
— Je vois que vous avez opté pour une cannelure sur la lame.
— Oui, et j’ai dû surveiller par-dessus l’épaule du forgeron pour qu’il s’y prenne correctement !
— Oh, bon Dieu, il ne faut jamais faire confiance à un armurier. » Cendres inclina l’alemelle pour en examiner le profilage, vérifiant sa fiabilité à l’œil et se trouva en train de contempler le visage hilare de Godfrey Maximillian. « Quoi ? Qu’est-ce que tu as, toi ?
— Rien. Rien du tout…
— Eh bien, apporte du vin à mon invitée, alors ! Tu veux qu’elle croie qu’on ne connaît pas la courtoisie, par ici ? »
Florian del Guiz passa le bras sous celui du prêtre. Elle murmura : « Nous allons chercher du vin, patronne. Nous revenons tout de suite. Promis. »
Cendres fit pivoter la lame à la verticale dans sa main. Un rai de lumière de l’aube étincela sur l’acier griffé, poli comme un miroir. Il y avait, nota-t-elle, une courbe perceptible sur un côté de la lame, à l’endroit où on l’avait polie sur une meule pour effacer les brèches subies au combat. Un homme aurait pu se raser avec le fil de la lame.
« Bel ouvrage sur la poignée, commenta-t-elle en connaisseuse. C’est quoi, du fil de cuivre sur du velours ?
— Du fil d’or. »
À la porte, en partant, son prêtre glissa à la chirurgienne quelques mots que Cendres ne comprit pas. Florian secoua la tête, en souriant. Cendres abaissa l’épée, couvrant sa main gauche avec le drap de lin, et elle posa la lame sur son doigt protégé.
« Équilibrée à une dizaine de centimètres du bout… moi aussi, je les aime avec le poids sur la lame. Je parie qu’elle tranche vraiment. » Elle leva la tête, jetant un œil noir sur Godfrey et Florian. « Quoi ?
— Nous vous laissons, mon enfant. Madonna Rodiani. » Godfrey s’inclina. Derrière lui, Florian affichait un large sourire, pour une raison qui échappait à Cendres, mais sur laquelle elle sentit confusément qu’il valait mieux ne pas s’interroger. Godfrey lui adressa un sourire neutre. Il ajouta : « Je me retire sur la pointe des pieds, à présent. Florian va se retirer sur la pointe des pieds. »
Cendres entendit Florian murmurer quelque chose qui ressemblait fort à : « On va tous se retirer sur la pointe des pieds ! Mon Dieu, ces deux-là pourraient assommer d’ennui l’Europe entière… »
Avec dignité, Cendres déclara : « Vous interrompez une discussion entre professionnelles. À présent, foutez le camp de ma cellule ! Et puisque vous êtes partis chercher du vin, profitez-en également pour me trouver un petit déjeuner. Bordel, on croirait que je suis invalide. »
C’était un pur plaisir d’oublier les armées massées de l’autre côté de la frontière, d’oublier le cauchemar de Bâle ; même si c’était pour un court moment.
« On ne peut pas livrer bataille dans sa tête chaque heure de chaque jour ; on ne peut pas faire ça, et vaincre ensuite, quand vient l’heure de la bataille. » Cendres sourit, toutes ses décisions temporairement suspendues.
« Madonna Onorata, resterez-vous déjeuner ? Pendant que nous mangerons, j’aimerais vous demander votre avis sur un passage de Vegetius. Il conseille de frapper avec la pointe de l’épée, parce que cinq centimètres d’acier dans le ventre sont toujours fatals – mais ensuite, votre homme risque de ne pas s’écrouler avant d’avoir eu le temps de vous tuer, vous. J’emploie souvent l’estoc, et je coupe, ce qui est plus lent, mais peut enlever la tête d’un homme tout net, après quoi je constate qu’en général, il ne me pose plus de problèmes. Et vous, que préférez-vous ? »
Elle n’avait sincèrement aucune peur des blessures.
Quand elle eut établi à sa propre satisfaction qu’elle ne mourrait sans doute pas ce jour-là –, et ceci, bien qu’elle eût rencontré des hommes qui avaient circulé quelques jours après un coup sur la tête, pour tomber raides morts sans raison visible (malgré les investigations secrètes du chirurgien de la compagnie dans le contenu de leur calotte crânienne) –, ayant établi ceci, donc, et ayant souffert de l’extrême désagrément de se faire totalement limer ses deux dents du fond brisées, Cendres oublia totalement sa blessure d’un point de vue pratique. Celle-ci ne fut plus qu’une blessure parmi tant d’autres.
Cela ne lui laissa comme seule activité que la réflexion.
Cendres s’accouda au bord de la fenêtre du couvent, contemplant le chaos d’un jour de lessive dans la cour fermée. Les forts relents d’amidon d’arum lui emplissait les narines. Elle sourit avec amertume devant l’aspect paisible de la scène.
Derrière elle, on entra dans la cellule. Elle ne se retourna pas, reconnaissant ce pas. Godfrey Maximillian vint se placer à la fenêtre. Elle remarqua qu’il levait les yeux par réflexe, comme l’avaient fait Florian, Roberto et la petite Marguerite, vers le soleil dans le ciel. Il semblait avoir attrapé un coup de soleil sur ses pommettes rouges.
« Fl… Florian assure que tu te sens assez bien pour parler travail.
— Toi aussi, tu bafouilles ! Alors, elle a dit ça ? C’est bien aimable de sa part. »
Un moineau fila vers le bas, plongeant le bec dans les miettes qu’elle tenait dans sa paume. Cendres pépia tandis que le volatile ébouriffait ses plumes brunes, en l’observant d’un œil noir, sans pupille.
« Je suppose qu’on considère de facto que nous avons rompu notre contrat avec les Wisigoths, dit-elle. La Faris, en tout cas, a cassé tous les accords qu’elle avait pu conclure avec moi. Je crois que nous avons choisi de quel côté nous n’allions pas nous retrouver, durant cette guerre.
— J’aimerais que les choses soient aussi simples », répondit Godfrey.
Un bec pointu picora la paume de Cendres.
Elle leva la tête, pour regarder Godfrey Maximillian.
« Je sais qu’il ne suffira pas que nous nous tenions à l’écart. Les Wisigoths vont marcher sur le Nord, quoi qu’il arrive…
— Ils sont arrivés jusqu’à Auxonne. » Godfrey haussa les épaules. « J’ai mes sources. Nous avons traversé Auxonne, en arrivant de Baie. Ça ne se trouve pas à plus de soixante, soixante-dix kilomètres d’ici.
— Soixante-dix kilomètres ! » La main de Cendres sursauta. Le moineau s’envola brusquement, descendant au-dessus de la cour emplie de femmes. Le brouhaha des voix des nonnes et le vacarme des éclaboussures d’eau dans les baquets montaient jusqu’à la fenêtre.
« On… en arrive au point où je vais devoir agir. La question est de savoir comment. D’abord, la compagnie. J’ai besoin de remettre les gars dans le droit chemin… »
Un éclat de soleil sur les toits d’ardoise, aussi vif qu’une aile de martin-pêcheur, lui attira l’œil. Au-delà des murs du couvent, par-delà les champs labourés et les bosquets, les murailles blanches et les toits d’ardoise bleue d’une ville luisaient, propres, éclatants et clairs sous la lumière de midi. Sous le soleil.
« Godfrey, il faut que je te demande quelque chose. En tant que clerc[80]. Disons que c’est ma confession. Est-ce que je peux les mener au combat – si je ne peux avoir confiance en ma voix ? »
Un regard au froncement de sourcils qui barrait le visage du prêtre suffit.
« Oh, oui. » Cendres hocha la tête. « La Faris possède bien une machine de guerre, une machina rei militaris. Je l’ai vue s’adresser à elle. Je ne sais où elle se trouve – à Carthage, ou plus près de nous –, mais elle n’était pas au même endroit que la Faris, quand celle-ci lui a parlé. Mais la Faris l’a entendue. Et je… l’ai entendue, moi aussi. C’est ma voix, Godfrey. C’est le Lion. »
Elle gardait une voix égale, mais des larmes lui piquaient les paupières.
« Oh, mon enfant. » Il prit les épaules de Cendres au creux de ses paumes. « Oh, ma chère enfant !
— Non. Ça, je peux le supporter. C’était un miracle authentique, une Bête fauve véritable, mais… les enfants s’imaginent des choses. Peut-être que je n’étais même pas sur les lieux, que j’ai juste entendu les hommes en discuter. Peut-être que j’ai inventé d’avoir vu moi-même le Lion quand j’ai commencé à entendre des voix. » Cendres déplaça les épaules, se dégageant des mains du prêtre. « Les Wisigoths, la Faris… Elle va avoir des soupçons, désormais. Auparavant, ils n’avaient aucune raison de penser qu’une autre qu’elle pouvait utiliser la machine. À présent… Ils pourraient avoir la capacité de m’en empêcher. Ils peuvent peut-être faire qu’elle me mente. Qu’elle me donne de mauvais conseils, sur le champ de bataille, pour tous nous faire tuer… »
Le visage de Godfrey témoigna du choc qu’il éprouvait.
« Par le Christ et l’Arbre !
— J’y ai réfléchi, ce matin. » Cendres eut un sourire en biais, puisqu’il n’y avait rien d’autre à faire que de se reprendre. « Tu vois le problème.
— Je vois que tu serais bien avisée de ne parler de ça à personne ! Notre conversation est Sous l’Arbre. » Godfrey Maximillian se signa. « Le camp est en ébullition. Troublé. Le moral pourrait aussi bien monter que retomber. Mon enfant, est-ce que tu es capable de combattre sans ta voix ? »
Le soleil embrasait des étincelles sur les silex du mur du convent, scintillant au coin de l’œil de Cendres. Un souffle d’air chaud lui apporta le thym, le romarin, le cerfeuil et encore l’arum du jardin des simples. Elle considéra Godfrey d’un œil neutre.
« J’ai toujours su qu’il faudrait sans doute que je vérifie. C’est pourquoi, quand nous avons mené le combat de Tewkesbury… je n’ai pas fait appel à ma voix de toute la journée. Si je devais mener des hommes à la bataille, où ils risquaient de se faire tuer, je ne voulais pas avoir à dépendre d’un maudit saint, d’un Lion-né-d’une-Vierge. Je voulais que ça dépende de moi. »
Godfrey produisit un cri étranglé. Cendres, surprise, leva le regard vers l’homme barbu. Il avait une expression qui hésitait entre le rire franc et quelque chose de très proche des larmes.
« Christ et la Sainte Mère ! s’écria-t-il.
— Quoi, Godfrey, quoi ?
— Tu ne voulais pas dépendre d’un « maudit saint »… » Son rire grave, sonore, tonna, assez fort pour faire lever la tête aux bonnes sœurs les plus proches, plissant les yeux face à l’éclat du soleil.
« Je ne vois pas ce qui…
— Non. » Godfrey s’interrompit, en s’essuyant les yeux. « Je ne crois pas que tu voies. »
Il lui adressa un chaleureux sourire.
« Les miracles, ça ne te suffit pas ! Tu as besoin de savoir que tu peux y arriver toute seule.
— Quand il y a des gens qui dépendent de moi, oui, en effet. » Cendres hésita. « C’était il y a cinq ans. Six. Je ne sais pas si je peux me passer de ma voix maintenant. Tout ce que je sais, c’est que je ne peux plus avoir confiance en elle.
— Cendres. »
Elle leva la tête pour affronter le regard devenu grave de Godfrey.
Le prêtre indiqua la ville au loin. « Le duc Charles est ici. À Dijon. Il y tient cour depuis qu’il a retiré son armée de Neuss.
— Oui, Florian m’a dit ça. J’aurais cru qu’il partirait au nord, vers Bruges ou par là-bas.
— Le duc est ici. De même que la cour. Et l’armée. » Godfrey Maximillian posa la main sur le bras de Cendres. « Et d’autres mercenaires. »
Ce qu’elle avait pris pour une prolongation au loin des remparts de Dijon, elle le discerna à présent, étaient des toiles blanches. Des tentes fanées par le soleil. Des tentes par centaines – davantage, sous son œil qui courait au fil de leurs toits coniques. Des milliers. Le scintillement de la lumière sur les armures et les canons. Le grouillement des hommes et des chevaux, trop loin pour qu’on distingue leurs couleurs, mais elle devinait qu’il s’agissait de Rossano, d’Hawkwood, de Monforte, ainsi que des propres troupes de Charles, commandées par Olivier de la Marche.
D’un air sombre, Godfrey expliqua : « Tu as huit cents guerriers là-bas, sous le Lion azur, sans parler du train des bagages, et ils parlent, tous. On sait que tu as été voir les Wisigoths – et leur Faris-général. Par conséquent, il y a beaucoup de monde qui attend avec impatience de pouvoir te parler, quand tu iras mieux et que tu quitteras ce lieu.
— Oh. Merde. Oh, merde !
— Et je ne sais pas combien de temps ils attendront. »